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Seconde livraison : Nos potes pratiquent le vaudou

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textes

feuillet intérieur

 

Nouveau départ pour l’aventure :

Au printemps dernier nous avons vu la marée déborder férocement sur les rives qui l’enserraient. La marée est cyclique tout comme les mouvements sont des phœnix. L’automne est arrivé et la marée a trouvé un second souffle dans les menaces qui pesaient sur la Zad. Le transfert de force s’est imposé comme une évidence et a fait perdurer cette énergie tout en évinçant, ou plutôt en repoussant, certaines questions quant au reflux prévisible de la vague.

Désormais c’est chose faite, les com-plicités se sont dessinées, les amitiés se sont tissées, une communauté de lutte a émergé. Cette dernière a continué d’exister après le mouvement, à travers l’anti-répression, les cantines, les fêtes que nous avons pu partager. Néanmoins, s’installe un vague sentiment de précarité, de fragilité de cette solidarité retrouvée et pour cause : le front commun n’est plus, le rapport de force s’est disloqué. Notre ennemi aussi s’est désagrégé, est toujours là, mais désincarné, plus difficile à combattre frontalement, à percevoir dans la tristesse du quotidien dans laquelle il s’immisce.

 

Si la lutte contre cet adversaire commun a été le ciment du mouvement, son dépérissement, ou l’opacité de son omniprésence, peut aussi être le fossoyeur de ces mêmes complicités. Il est désormais bien plus ardu et confus de donner corps à ce qui nous porte.

À travers le mouvement nous avons dépassé nos assignations respectives, les catégories sociales ou professionnelles dans lesquelles nous étions figés, nos genres, nos groupes, nos âges, etc. pour ne plus nous définir que par notre simple présence commune, animés d’une même volonté d’agir. Dans cette situation, celle du mouvement social, la communauté de lutte est le fruit mais aussi le catalyseur de cette solidarité face à un adversaire. Nous avons été cette écume qui fait des bonds imprévisibles et fulgurants, mais dont on devine l’inévitable reflux. Nous faisons à présent face à certaines limites : le mouvement n’est pas une fin, il n’est qu’un tremplin, le rapport à l’ennemi commun n’est pas notre citadelle, il n’en est que le mortier, et les pratiques partagées ne sont pas des positions en soi. Il est désormais bien plus difficile de s’extraire de nos assignations respectives, de briser les cloisons qui se dressent entre nous pour refaire émerger cette communauté. Pourtant, malgré la désagrégation de ce rapport, persistent des hurlements, des constances, des émanations de ce que nous avons porté. Un tag, un slogan, un langage, sont autant de cris de ralliement qui tentent de se mettre en résonance.
Prisonnières des contingences qui les ont vu naître, ces pratiques perdurent mais sont incapables de faire émerger des positions. Ce qui doit survivre plus que tout, cet éclat qu’il faut préserver, c’est ce sentiment audacieux de se savoir appartenir à un ensemble, de se retrouver dans tout autant de gestes, de discours, d’avoir ce sentiment immédiat d’adhésion à un parti pris historique.

Mais une fois extrait de cette situation, que peut devenir ce maillage de complicités ? Si la communauté de lutte émerge parfois sur une opposition commune à un monde, elle doit savoir perpétuer cette lutte en existant non plus exclusivement par opposition mais aussi par élaboration et affirmation. Désormais, il nous faut nous affranchir de ce statut de contre-pouvoir, ne plus être une force d’opposition réactive ou pire encore, un interlocuteur légitime tel un partenaire social en temps de crise. Nous devons nous émanciper des contingences qui nous on vu émerger, de ce mouvement social qui nous avait délivré de nos prédicats. L’évaporation de certains points de crispations partagés est aussi une libération puisqu’elle nous offre l’opportunité de ne plus nous restreindre au cadre dans lequel nous avions éclot. L’élaboration alors amorcée ne prend plus place sur les traditionnels terrains formels (de l’assemblée à la manifestation) mais se loge partout où nous approfondissons nos amitiés, où nous affinons nos pensées et où nous bâtissons nos mondes. La myriade de communautés de lutte est ce qui se mue en camp révolutionnaire une fois affranchie de ses contingences initiales.

C’est la certitude d’appartenir à une force, de participer à l’accroissement de sa puissance, à l’élaboration de sa stratégie qui nous permet de reconnaître en chacun de nous les camaraderies tissées. Ce sont ces gestes, objets indissociables du sens qu’ils dégagent, qui sont les émanations sporadiques et néanmoins continues de notre camp qui se dessine pas à pas. La construction réside dans le fait de mettre fin à l’aliénation psychique et matérielle en nous réappropriant nos vies, en vivant le politique, en œuvrant à l’avènement du commun. Il s’agit d’affronter le réel, accepter de nous reposer les questions qui nous ont toujours échappées, auxquelles on a toujours répondu à notre place. La mise en commun est à la fois l’objet et le processus que nous entamons.
Se livrer à nu en acceptant de prendre des risques en sortant des confortables sentiers battus de la normalité. Enfin pouvoir aller comme le premier ou le dernier des hommes. De là à savoir
s’il y a un abîme sordide ou un havre de paix, on ne peut qu’esquisser que la réponse sera à la hauteur de nos capacités à bâtir. « En vivant collectivement, il faut s’attendre à une démultiplication des problèmes, c’est à ce prix qu’on connaîtra une démultiplication des joies. » C’est cette intuition du commun, et de l’opposition à tout ce qui le détruit ou l’entrave, qui fait que nous nous reconnaissons les uns les autres. Mais on ne peut se satisfaire d’une vision ou d’une manière de vivre partagée mais qui reste figée dans nos sphères individuelles respectives. L’élaboration du camp révolutionnaire, c’est le renforcement de cette constellation de communs, qui se nourrissent, se protègent et élaborent une stratégie commune.
Soyons désormais la lame de fond qui lentement mais sûrement prend son élan, réunit les courants pour bâtir sa force dans les profondeurs et enfin amorcer son inexorable déferlement.

CONTRIBUONS À L’ÉMERGENCE D’UN CAMP RÉVOLUTIONNAIRE !

 

Jeu de dames
Nord-Vietnam, fin des années 1940

« […] Cela faisait un mois que j’étais arrivé en Indochine. À ce moment-là, on m’avait attribué le commandement d’une section de tirailleurs vietnamiens. Notre mission était de protéger les convois de ravitaillement des villes frontalières du Nord du Vietnam.
Le chef du convoi, un colonel, était de ces officiers qui avaient gagné leurs galons derrière un bureau. Un de ceux qui croyaient en « la mission sacrée de la France », à qui l’on venait de confier un commandement opérationnel et qui brillait par sa médiocrité et par son zèle à exécuter les ordres les plus stupides.

Nous sommes partis quelques jours plus tard, avec un convoi censé ravitailler plusieurs postes avancés au cœur de la Haute Région du Tonkin. Dans ces convois il y avait de tout : des commerçants chinois, des vietnamiens qui profitaient du voyage, des colons qui se rendaient dans leurs exploitations agricoles et évidemment nous, les soldats du CEFEO (Corps expéditionnaire français en extrême orient, ndlr.) avec nos auxiliaires indigènes.
J’avais avec moi un sergent, un des seuls autres métropolitains de mon unité, un « vieux briscard », un ancien de la Légion étrangère qui avait déjà servi en Indochine avant la Seconde Guerre. Autant dire, que les « révolutionnaires » vietnamiens il les comprenait bien. J’étais content de l’avoir avec moi lors de ma première vraie mission d’escorte. Après le briefing, il était venu me parler le temps d’un verre dans un troquet de Hanoi où nous étions postés. Il m’avait expliqué les risques de cette opération.
Le convoi regroupait une vingtaine de camions qui serpentait à vitesse réduite sur plusieurs centaines de mètres sur les petites routes de montagne. Notre lenteur n’avait d’égal que la longueur des heures qui s’écoulaient, interminables, suffocantes, entre l’angoisse de l’attaque, la fatigue, et la chaleur toujours aussi insoutenable. La route, elle, s’étirait sans fin devant nous, seule échappatoire possible.
Au bout de quelques jours, après être passés dans plusieurs villages, nous fûmes brusquement arrêtés par un commando français sortant de la jungle qui nous signala que nous entrions dans une « zone chaude » et que nous risquions fortement de nous faire attaquer sur la dizaine de kilomètres qui suivaient. Redoublant la garde, le chef du convoi relança la colonne à travers l’enfer vert. Deux heures plus tard, le convoi s’arrêta, dans une sorte de vallon entouré de pitons rocheux couverts en partie par la végétation. Alors que nous sautions des camions pour prendre nos positions de garde, le sergent avec qui j’avais discuté me dit à voix basse :
— L’embuscade, c’est maintenant.
— Pourquoi dites-vous cela ?, lui demandais-je
— Parce qu’à leur place c’est ici que je la ferais.
Un sous-officier arriva alors de la tête de la colonne. Il nous expliqua que
la route était coupée, et qu’il fallait quelques hommes supplémentaires
pour tenter de faire circuler les camions à l’avant.

« Vous allez voir comment ils s’y prennent, ce n’est pas rien, m’expliqua le sergent. »

Effectivement, sur une centaine de mètres, les combattants Viêt-Minh avaient creusé des trous successifs d’une profondeur d’environ soixante-dix centimètres et assez larges pour qu’une roue de jeep ou de camion s’y retrouve prisonnière. Le plus frappant, c’était que ces trous avaient été savamment organisés. On aurait dit un véritable damier où chaque case noire correspondrait à un trou dans la route. Très vite, quelques soldats avaient sorti des planches pour couvrir les premiers trous et tenter de faire passer le premier camion. L’avance était très longue, les camions ne pouvaient passer qu’un à un et à chaque fois, il fallait reprendre les planches et les remettre sur les trous d’après. Après plusieurs heures, seuls quatre camions étaient passés. L’angoisse montait. La configuration des lieux, et notre handicap criant révélaient aux yeux de tous ceux qui contemplaient cette situation, notre cruelle vulnérabilité.

— Ils nous observent, c’est sûr, me dit le sergent. La seule question qu’il y a c’est de savoir s’ils attendent le bon moment pour frapper ou s’ils n’ont pas les effectifs suffisants pour se lancer dans un engagement frontal.
— Eh bien qu’ils viennent, on les attend, Lui répliqua sèchement le colonel, mais je doute que ces niaks aient le courage de s’en prendre à nous. En attendant, sergent, occupez-vous de faire passer le convoi le plus vite possible plutôt que de jacasser. On ne va quand même pas y passer la nuit.

Me fiant à son expérience, je fixais intensément les pitons qui nous surplombaient.
Le septième camion était en train de passer. Quand soudain, sous le poids qu’elle devait supporter, une des planches qui couvraient une des ornières se brisa. Le châssis du véhicule s’écrasa sur le bitume dans un énorme bruit sourd. Une des roues du camion se retrouva immédiatement prisonnière d’un
des trou du damier. Dans la panique, le conducteur, tentant de redresser l’engin, fit un faux mouvement qui précipita deux autres de ses roues dans des trous atenants.

« C’est ça leur technique, ces saloperies de ‹ touches de piano › sont spécialement conçues pour que nous ayons l’impression de pouvoir les franchir, en tout cas assez pour que nous tentions le coup, s’emporta le sergent. Mais évidemment, c’est pas possible ! Là on va encore se retrouver comme des cons, avec un camion bloqué et une moitié des véhicules coincée de part et d’autre…
La meilleure des situations pour se faire fumer, quoi ! »

Le colonel fusilla le sergent du regard. Mais devant l’évidence de la situation, il se retint de réagir.
Alors que l’on voyait les vétérans se tendre et se préparer mentalement à l’affrontement, les nouvelles recrues qui jusque-là cachaient péniblement leurs angoisses commençaient à blêmir. On déchargea à la va-vite le camion coincé pour le rendre plus léger.
Une vingtaine d’hommes se regroupa ensuite autour du véhicule pour tenter de le soulever et de le sortir de son piège. Nous réussîmes péniblement à sortir une roue, puis une deuxième. Alors que, suite à un énorme effort collectif, nous étions sur le point de sortir la troisième, une rafale éclata. Trois hommes s’effondrèrent juste à côté de moi. Le camion, sur le point d’être sauvé, retomba lourdement dans son piège. Incapable de répondre efficacement, tout le détachement se dispersa dans tous les coins. Tout le convoi, séparé, isolé, était maintenant pris au piège à la merci de ceux qui avaient réussis à se fondre dans le décor pour mieux nous frapper.
Sans risque de perdre. […] »